CHAPITRE XIII

Je sortis de la tente après avoir bouclé le ceinturon qui portait le fourreau de mon épée cheysulie. Je ne cachais plus le blason et le rubis sous du cuir anonyme. Chacun sachant que j'étais revenu, y compris Bellam, je ne dissimulais plus mon identité.

Finn m'attendait auprès des montures. Il portait son arc, comme moi, mais pas d'armure. Les Cheysulis n'en revêtaient jamais. Moi aussi, je m'en passerais peut-être si je pouvais à volonté prendre forme animale.

J'allais monter à cheval quand Rowan m'interpella.

— Mon seigneur, attendez, je vous prie !

Il se hâta vers nous dans un bruit de cotte de mailles et d'épée. Comme nous, il s'apprêtait à conduire une attaque contre l'une des patrouilles de Bellam.

— Mon seigneur, la dame Electra demande à vous voir.

— Tu veux dire qu'elle l'exige, dis-je doucement.

Il rougit.

— Oui.

Electra me faisait souvent appeler, une ou deux fois par jour au moins. Elle se plaignait de sa captivité, exigeant d'être libérée immédiatement. C'était devenu une sorte de joute entre nous. Elle savait très bien l'effet qu'elle avait sur moi, et elle en jouait.

Depuis six semaines qu'elle était ma prisonnière, rien n'avait avancé entre nous, si ce n'est notre attirance mutuelle. Extérieurement ennemis, nous aurions pu aussi être amants — ce n'était qu'une question de temps et de circonstances. Je savais que j'aurais pu la faire mienne avant la fin de sa détention. Toutefois, mes buts étaient plus ambitieux. Je cherchais la permanence, pour mon royaume comme pour ma vie privée. Elle le savait, et elle en profitait. Pour bizarre qu'il fût, c'était un rituel de séduction.

— Elle attend, me rappela Rowan.

— Laisse-la attendre, dis-je en enfourchant mon cheval.

Finn me rattrapa non loin du camp. Notre détachement était fort de trente hommes armés jusqu'aux dents et prêts à la bataille. Je commandais l'un des groupes, Finn le deuxième et Rowan le troisième. Jusqu'ici, notre tactique de harcèlement avait bien marché ; Bellam commençait à s'affoler.

— Combien de temps vas-tu encore la garder ? demanda Finn.

— Jusqu'à ce que Bellam me rende Torry.

— Tu vas vraiment la laisser partir ?

— Oui. Ce ne sera pas un problème, car je la retrouverai bientôt. Dans deux ou trois mois, Bellam sortira de Mujhara pour nous affronter, et nous lui réglerons son compte. Sa fille sera à moi, ne serait-ce que parce qu'elle est la maîtresse de Tynstar, de son propre aveu.

— Par vengeance ? Je peux comprendre cela, mais je crois qu'il y a autre chose.

— Politiquement, elle sera un atout important, lui affirmai-je.

Il marmonna quelque chose, puis me jeta un regard dubitatif. Storr, qui galopait à côté de lui, releva la tête, et deux paires d'yeux se croisèrent. Je n'aurais pu dire qui était réellement l'animal. Peut-être aucun des deux...

Nous fondîmes sur la patrouille de Bellam comme des aigles. Mes Homanans se battaient bien, sans hésitation. Nous étions toutefois largement dominés en nombre ; une flèche atvienne rendit mon cheval fou de peur, et je démontai, continuant à tirer flèche après flèche sur l'ennemi.

Quand j'eus épuisé mon carquois, je mis mon arc de côté et tirai mon épée. Je me jetai dans la mêlée ; un Atvien tomba, ma lame dans la poitrine, puis un Solindien dont je coupai le bras armé. Il hurla comme un damné en s'écroulant.

Un coup d'oeil circulaire m'apprit que la bataille tournait en faveur des Solindiens. Il ne me restait plus qu'à battre en retraite, une entreprise peu aisée à pied. Mais j'avais de bonnes raisons de courir vite...

Je cherchai Finn du regard. Il luttait contre un soldat solindien. Il n'avait pas adopté sa forme-lir ; il m'avait expliqué qu'un Cheysuli risquait de rester à jamais sous sa forme animale s'il se perdait dans la frénésie du combat. Je n'osais pas imaginer un tel sort réservé à mon homme lige. J'avais trop besoin de lui !

Storr courut vers Finn pour l'aider ; l'épée s'enfonça dans son épaule gauche. Finn entendit le jappement de douleur dans le tumulte de la bataille, et se retourna. Je vis son adversaire se préparer, à frapper, et je criai :

— Attention ! Finn, derrière toi !

Il ne tint pas compte de mon cri ; la lance de l'Atvien traversa sa jambe droite et s'enfonça dans la terre.

Je me précipitai vers lui. Il essayait d'arracher la lance de sa jambe, ou de briser la hampe : l'Atvien, le voyant bloqué au sol, sortit son poignard et se jeta sur lui.

Il tomba, transpercé par mon épée, mais il avait eu le temps d'atteindre Finn. Sa joue gauche était ouverte de l'œil à la mâchoire. Mon homme lige, dieu merci, était inconscient quand je retirai l'arme de sa jambe. La blessure saignait abondamment, inondant de rouge l'herbe piétinée. Alors je le soulevai de terre et l'emmenai loin du champ de bataille.

Finn hurla le nom de Storr et tenta de se lever. Je le maintins fermement sur la paillasse, essayant de le calmer en lui parlant doucement. Mais la fièvre et la douleur faisaient rage dans son corps. Je crois qu'il ne savait pas que j'étais à ses côtés.

La petite tente puait la sueur et le sang. Le chirurgien avait fait ce qu'il pouvait. Il avait recousu la balafre avec du fil de soie, mais la blessure était laide et enflée. Il prétendait que la jambe était perdue, mais je n'avais pas voulu envisager cette possibilité.

Je commençai à y penser maintenant. Si la jambe s'infectait, Finn mourrait...

Rowan entra dans la tente et regarda le blessé, choqué. Finn avait toujours semblé invincible, même à ceux qui le connaissaient peu.

— Il est Cheysuli, dit Rowan en regardant le visage pâle et tiré de Finn, avec sa hideuse blessure.

— Même les Cheysulis meurent, murmurai-je d'une voix rauque.

— Moins souvent que les autres, remarqua Rowan.

Il était couvert de sang. Lui et ses hommes avaient réussi à battre en retraite sans perdre une seule vie. J'avais vu périr la plus grande partie de mon unité, et maintenant, peut-être Finn...

— Mon seigneur, dit Rowan, le loup a disparu.

— J'ai envoyé des hommes à sa recherche...

— J'espère qu'ils vont le retrouver.

— Pour un Cheysuli, tu sais bien peu de chose des coutumes de ton peuple, dis-je abruptement.

Je m'en voulus de ma réaction, car ce n'était pas à moi de lui faire des reproches.

— Je comprends quel est l'enjeu. Je sais que si le loup meurt, vous perdrez aussi votre homme lige.

— Je vais peut-être le perdre de toute façon... murmurai-je.

— Karyon, on m'a appelée...

C'était Alix. Elle venait d'entrer dans la tente, pâle comme la mort.

— Duncan n'est pas arrivé ?

— Je l'ai envoyé chercher.

Elle s'approcha de la paillasse et s'agenouilla à côté de Finn. Elle prit sa main dans la sienne, avec beaucoup de douceur, son visage assombri par le chagrin. Finn était l'homme qui lui avait rendu son identité. Ils s'étaient toujours affrontés verbalement, mais il faisait partie de sa famille, et je pense qu'elle l'avait compris.

Elle leva la tête ; son regard se fit lointain. Je sentis le pouvoir qui émanait d'elle.

Elle soupira.

— Storr est encore vivant, mais il est en train de mourir. Allez le chercher. Si vous le ramenez assez vite, nous pourrons peut-être les sauver tous les deux.

— Où est-il ?

— Pas très loin, environ une lieue. Au nord-ouest, sur une petite colline avec un seul arbre au sommet, et une pierre tombale. Partez tout de suite, Karyon. Je vais joindre Duncan à travers Cai.

Je me levai sans tenir compte des protestations de mon corps épuisé. Quand on m'eut amené un cheval, je partis aussitôt.

Rowan sortait de la tente quand je ramenai Storr. Il me laissa le passage et j'entrai, portant le loup dans mes bras. J'entendis aussitôt les harmonies de la harpe suscitées par les doigts agiles de Lachlan.

Il était assis sur un tabouret à côté de Finn, sa Dame posée contre la poitrine, les yeux fermés et la tête baissée. Je savais ce qu'il essayait de faire.

Il m'avait dit être un guérisseur. Il cherchait à guérir.

J'allongeai Storr aux côtés de Finn ; doucement, je mis sa main inerte sur la fourrure argentée du loup, puis je reculai.

Lachlan cessa de jouer.

— Je crains de ne rien pouvoir faire pour lui... Lodhi non plus, je crois. Mais il est cheysuli...

Il n'y avait rien d'autre à dire. Alix s'avança. Elle avait reculé pour laisser la place à Storr.

— Duncan va arriver, murmura-t-elle.

— A temps ?

— Je ne sais.

Je croisai mes bras sur ma poitrine, comme pour empêcher le chagrin de transparaître sur mon visage.

— Par les dieux... C'est mon bras droit, j'ai encore besoin de lui !

— Nous avons tous besoin de lui, dit-elle, un reproche tranquille dans la voix.

Rowan s'approcha de moi.

— Mon seigneur, dois-je informer la princesse que le harpiste est revenu ?

Je ne compris pas tout de suite ce qu'il voulait dire. Puis je réalisai. Lachlan était rentré de Mujhara pour effectuer l'échange. Electra contre Tourmaline. Le moment était mal choisi.

Lachlan se tourna vers moi.

— Votre sœur va bien, Karyon. Elle est un peu ennuyée d'être l'otage de Bellam, c'est tout. Et... elle est ravissante.

Je n'avais pas le temps de m'occuper des subtilités du discours du harpiste.

— Où est-elle ?

— Pas très loin. Elle attend, avec une escorte de Solindiens. Je dois leur amener la princesse Electra, et ramener Torry... La princesse Tourmaline.

Je n'avais pas l'esprit à penser à Electra, ni à Tourmaline. Mais il le fallait...

— Rowan, dis à Electra que le harpiste est là. Qu'elle se prépare. Dès que ce sera possible, nous procéderons à l'échange.

La tente s'ouvrit et Duncan entra. Son visage était dur et déterminé.

— Alix, dit-il.

Elle alla à lui. Duncan ne me regarda même pas. Ses yeux étaient rivés sur Finn.

— Harpiste, je vous remercie. C'est une affaire de Cheysulis.

Lachlan se poussa immédiatement. Duncan écarta le tabouret et s'agenouilla, Alix à côté de lui.

— Je n'ai jamais fait cela, dit-elle, de la peur dans la voix.

— Tu as le Sang Ancien, cheysula. Inutile d'avoir peur. Il te suffit d'invoquer la magie de la terre, et elle se servira de toi pour guérir Finn. Et Storr.

Duncan posa une main sur la blessure profonde que Storr portait au côté. Des deux, le loup semblait le plus mal en point, et s'il mourait, Finn était perdu de toute façon.

— Plonge-toi dans les courants vitaux de la terre, dit Duncan. Tu sauras quand tu les trouveras. N'aie pas peur. Laisse-les couler à travers toi pour atteindre le loup. C'est un lir, il comprendra ce que tu fais pour lui.

Alix se transfigura quand son pouvoir entra en jeu. Ses yeux se tournèrent vers une vision intérieure ; je la vis glisser de ce monde vers un autre.

Je faillis la toucher, mais je m'en empêchai. Ce qu'elle faisait était bien au-delà de ma compréhension, mais je savais que Duncan ne la laisserait pas se mettre en danger. Pas même pour sauver son frère.

La magie des Cheysulis plonge au cœur de la terre pour en tirer la puissance essentielle et la diriger vers celui ou celle qui a besoin de ses pouvoirs de guérison. La blessure de Storr ne se referma pas immédiatement, mais elle perdit son aspect malsain et son odeur de décomposition. La respiration du loup devenant plus régulière, il s'agita un peu. Puis il ouvrit les yeux et fut à nouveau de ce monde.

Alix s'abandonna contre Duncan, qui la serra sur sa poitrine. La peur et l'épuisement se lisaient sur son visage, et je me demandai s'il avait menti à Alix quand il lui avait dit que la magie de la terre n'était pas dangereuse. Peut-être, pour Finn, risquerait-il même la vie de sa cheysula.

Ma colère fut transitoire. Ce qui avait été fait était nécessaire.

— Cela suffit, dit Duncan. Storr va se remettre maintenant. A mon tour de guérir Finn.

— Pas seul ! cria Alix. Appelle les autres, entre en contact avec eux...

— Il est mon rujho, répondit Duncan. Et je ne serai pas seul, Cai est avec moi...

II plongea dans sa transe sans tenir compte des protestations de son épouse. Je m'approchai d'elle et lui pris le bras.

— Souvenez-vous, Alix, vous avez risqué votre vie pour moi autrefois, quand j'étais prisonnier des Atviens. Duncan fait ce qu'il doit faire.

Elle regarda son époux, agenouillé près de la paillasse où gisait son frère, pâle et immobile.

— Je n'aurais pas cru être incapable de choisir, fit-elle amèrement. J'ai toujours pensé que je placerais Duncan avant quiconque, mais je ne peux plus. Je veux que tous les deux survivent...

— Je sais. Moi aussi. Mais c'est aux dieux de décider.

— Lachlan vous a-t-il converti ? sourit-elle. Je ne vous ai jamais connu aussi religieux.

— Je ne le suis pas. Je crois au tahlmorra, peut-être. Que pouvons-nous faire d'autre qu'attendre et espérer ?

Duncan marmonna quelque chose dans la Haute Langue. Il essaya de se lever, mais il s'effondra et sa tête heurta le tabouret.

— Imbécile, dit Finn faiblement, tu as fait ce qu'aucun homme n'est censé accomplir seul.

Je le regardai, incrédule. Mais c'était bien lui qui avait parlé.

Duncan s'assit avec l'aide de Lachlan. Il n'eut pas l'air de se rendre compte de ce qui l'entourait, même quand Alix s'agenouilla près de lui.

Finn essaya de se lever, et je fus auprès de lui en un instant.

— Reste tranquille.

— Duncan, marmonna-t-il.

— Duncan, reviens ! hurla Alix.

Elle le frappa du plat de la main en travers du visage.

La joue de son mari tourna au rouge vif. En même temps, ses yeux retrouvèrent leur expression normale.

— Par les dieux, dit-il, je ne savais pas que...

— Non, dit Finn, tu ne savais pas, idiot. Penses-tu que j'accepterais d'échanger ta vie contre la mienne ?

Il grimaça, et porta une main à son visage.

— Ce maudit Atvien...

— ... est mort, terminai-je. Crois-tu que je l'aurais laissé vivre après ce qu'il t'a fait ?

Finn ferma les yeux et posa la main dans la fourrure tachée de sang de Storr.

— Rujho, dit Duncan, tu ferais mieux de remercier Karyon.

— Plus tard, dit Finn entre ses dents serrées.

— Maintenant ! Il t'a ramené du champ de bataille. Et il a aussi récupéré Storr. Sans lui, vous seriez morts tous les deux.

— Il aurait mieux fait de nous abandonner. Il n'aurait pas dû prendre de risques.

— Peut-être, dit Duncan, mais il l'a fait. Et tu dois le remercier.

Finn ne bougeait pas. Je crus un instant qu'il s'était endormi. Mais il rouvrit les yeux et me regarda gravement.

— Leijhana tu'sai, marmonna-t-il.

Je ne pus m'empêcher de rire.

— S'il parle dans la Haute Langue, je suis incapable de dire s'il me remercie ou s'il m'injurie !

— Il vous a remercié, précisa Duncan avec son sérieux habituel.

Puis il s'inclina, et dit à son tour :

— Leijhana tu'sai, Karyon.

Je m'adressai alors à Lachlan.

— Nous devrions nous occuper de l'échange de prisonnières.

Il se leva et ramassa sa harpe. Avant de quitter la tente, je me tournai vers Finn, qui s'était rendormi.

— Leijhana tu'sai, Finn, pour m'avoir fait la grâce de survivre.